Ethnolinguiste africaniste en retraite du CNRS, j’ai étudié depuis 1967 la société san, population Mandé du Burkina Faso de tradition exclusivement orale.
Parallèlement à l’étude de la langue san qui fut le sujet de ma thèse d’Etat (1974), mes recherches ont porté sur l’organisation et le fonctionnement de cette société et, plus particulièrement, sur leurs méthodes éducatives traditionnelles en l’absence d’école et, surtout, quand le seul mode de communication et de transmission est la parole.
Cette recherche m’a amenée à dégager la double fonction du conte dans l’éducation des enfants sanan afin d’en faire des adultes bien intégrés dans leur société.
En effet, comme nous allons le voir, le conte va contribuer à la formation de l’être : « individu » par sa structure, « social » par ses messages.
Formation de « l’être individu »
Faisant suite au début de l’acquisition du langage chez le tout jeune enfant à travers les comptines et les chansons, le conte écouté et raconté par l’enfant va lui permettre de mettre en place et le développer progressivement les structures cognitives essentielles à l’acquisition de la « Maîtrise de la parole » et, par conséquent, du langage :
▸ apprentissage de la faculté l’écoute ;
▸ développement des mécanismes de concentration et d’une mémorisation de type appropriatif ;
▸ mise en place des mécanismes de symbolisation, nécessaires à une bonne utilisation du langage ; à travers le caractère stéréotypé des actants ;
▸ aide à l’acquisition de la relation au temps et à l’espace, à travers les différences aspecto-temporelles et le vocabulaire employés dans les parties récits et les parties dialogues des contes ;
▸ acquisition des structures du raisonnement logique, à travers la syntaxe des contes qui, dans une construction : soit de type récit, soit de type en miroir sur le modèle : thèse, antithèse, synthèse, s’organise toujours à partir de la conclusion à laquelle le conte aboutit, dans une succession de relations de cause à conséquence.
Formation de « l’être social » :
A travers les actions des héros auxquels l’enfant s’identifie, le conte lui permet la plongée dans le rêve et l’imaginaire dont il a besoin à cet âge, tout en lui facilitant l’apprentissage, de manière ludique, des codes de comportement de sa société,.
De plus, par ses messages et son genre littéraire, il encourage le développement de son identité, non pas comme un individu isolé mais comme le maillon d’une chaîne qui relie les ancêtres à leur descendance tout en valorisant son sentiment d’appartenance et de solidarité au groupe.
Confrontée, en France, à l’agressivité et à l’échec scolaire grandissant de nombre d’élèves, j’ai fait l’hypothèse qu’en reproduisant, autant que faire se pouvait, le modèle éducatif des Sanan ; on parviendrait peut-être :
▸ à aider les élèves à s’intéresser à l’école et à mieux réussir en développant chez eux, inconsciemment et dans le plaisir, des structures cognitives et un mode de raisonnement logique basé sur la maîtrise de la parole pour ne les mener qu’ensuite à la maîtrise de l’écrit.
▸ à modifier le comportement violent et même parfois raciste de certains élèves à l’égard de leurs camarades appartenant à des cultures différentes, en créant une solidarité de groupe issue d’un plaisir partagé.
Je suis donc intervenue, de 1984 à 1987, au Collège Anne Frank et à l’Ecole Primaire du Noyer Doré d’Antony ainsi que dans d’autres écoles de Paris.
En reprenant le modèle éducatif que j’avais vu fonctionner chez les Sanan, je suis venue, une fois par semaine, dans les classes de 6ème et 5ème pour, uniquement, y raconter des contes et en faire raconter par les élèves, sans jamais aucune analyse ni aucun travail à l’issue de ces séances.
Le succès de cette expérience a amplement prouvé que cette méthode qui, à travers les échanges en communication directe que représente la parole, permettait de restaurer le lien social et de substituer le dialogue à la violence, avait aussi entraîné des progrès, non seulement en français, mais dans toutes les disciplines car, en intégrant la structure qui sous- tend l’organisation des contes, ils avaient acquis les mécanismes de raisonnement logique.
Par la suite, sous l’influence de Nicole Launey qui avait participé à cette expérience à Antony et avait été nommée en Guyane, le rectorat, m’a invitée à diriger des Stages de formation pour inciter les enseignants à introduire le conte dans les écoles de ce département.
Là encore toutes les expériences se sont avérées d’autant plus concluantes que la plupart des élèves appartiennent à des sociétés de tradition orale et sont scolarisées en français alors que, ni eux-mêmes ni leurs parents ne le parlent.
L’utilisation des contes et des récits entendus et racontés par les élèves dans leurs différentes langues et/ou traduits en français est particulièrement recommandée, car elle va leur permettre sans même qu’ils s’en rendent compte consciemment :
▸ sur le plan personnel : d’empêcher la rupture ente parents et enfants en se réappropriant leur identité ;
▸ sur le plan des rapports sociaux : de modifier progressivement leur comportement violent et même parfois raciste à l’égard de leurs camarades appartenant à des cultures différentes et de développer un esprit de groupe ;
- sur le plan scolaire : de cesser de considérer l’école comme une corvée dont ils ne ressentent pas l’utilité mais au contraire de s’y intéresser en développant leur curiosité et en faisant des progrès, dans toutes les matières, mais particulièrement en français.(conversation, lecture et écriture) dans la mesure où le besoin d’une langue commune leur devient une évidence dans les deux registres : parole pour la quotidienneté, la télévision et la radio, lecture et écriture pour l’ordinateur ainsi que pour la lecture qu’ils auront appris à valoriser .
Extrait du texte de présentation de la salle 6 de l’exposition « Paroles d’Afrique » au Musée ethnographique de Bordeaux dont j’ai eu la responsabilité.
Mon ancienne équipe CNRS ayant été chargée d’organiser une exposition au Musée ethnographique de l’Université de Bordeaux intitulée « Paroles d’Afrique », j’ai été contactée par les deux responsables scientifiques pour présenter la façon dont j’ai utilisé, en France, le conte " outil d’éducation traditionnel des Sociétés d’expression exclusivement orale »
" Pour remédier à l’échec de notre modèle éducatif qui, aussi bien pour l’éducation du « faire » que pour celle de « l’être », n’est plus du tout en phase, ni avec ce que sont devenus nos nouveaux modes de communications, ni avec l’organisation et les besoins de notre monde mondialisé, il conviendrait donc de compléter notre enseignement traditionnel fondé sur l’écriture par un enseignement qui, reprenant autant que faire se peut le modèle des sociétés de tradition orale, apprendrait aux élèves, à travers le conte, entendu et raconté. la maîtrise et l’utilisation de la parole orale.
Sans être la solution radicale à tous nos problèmes, si j’en juge par les facultés de raisonnement et le comportement très socialisé des jeunes sanan quand ils étaient éduqués traditionnellement, cela devrait permettre aux jeunes :
- d’une part d’acquérir la maîtrise de tout ce qu’ils reçoivent en transmission indirecte, par l’oreille (radio, téléphone), par l’œil (écriture, internet, SMS) par une combinaison des deux (télévision, cinéma, théâtre) sans confondre le réel avec le virtuel, l’information avec la connaissance et tout en préservant l’imaginaire et la créativité indispensables au développement de la pensée et de l’intelligence.
- d’autre part, et ceci est aussi vrai pour les jeunes que pour les adultes, alors que « l’autre » sans lequel nous n’existons pas, est devenu le monde, pour substituer à l’agressivité et la violence issue de la peur et de la méconnaissance de l’autre, la solidarité et la curiosité, il nous faut apprendre à l’accepter en respectant son identité et sa spécificité. "
Suzy Platiel
19 décembre 2012
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